L’ Anomalie (ed. Gallimard, 2020, prix Goncourt), huitième roman de Hervé Le Tellier, raconte comment un incident inexplicable survenu au cours d’un vol entre New York et Paris va bouleverser la vie des passagers de l’avion. Un jour de juin 2021, un Boeing d’Air France, qui vient de traverser de terribles turbulences, se voit refuser l’atterrissage à Kennedy Airport et contraint de se poser sur une base militaire où l’équipage et les passagers sont retenus par les services secrets américains. Trois mois plus tôt, en mars, le même avion, avec le même équipage, les mêmes passagers s’était posé à New York. Alors d’où vient cette réplique parfaite du premier vol et de ses occupants persuadés d’être en mars ?
I. Aussi noir que le ciel
(mars-juin 2021)
L'épigraphe
Il est une chose admirable qui surpasse toujours la connaissance, l’intelligence, et même le génie, c’est l’incompréhension, telle est l’épigraphe qui ouvre la première partie du roman. Cette citation est signée Victor Miesel, l’un des personnages du récit. Qui est Victor Miesel ? Un écrivain. La citation est d’ailleurs extraite de son dernier roman intitulé… L’Anomalie… Dès les premières lignes, Hervé Le Tellier annonce donc « la couleur » : le roman sera un roman – dans et sur le roman – une fiction de la duplication.
L’écrivain Victor Miesel n’hésite pas à se définir comme un personnage « De ma vie, je n’ai pas fait un geste. Je sais que de tout temps ce sont les gestes qui m’ont fabriqué, qu’aucun mouvement ne s’est accompli sous mon contrôle. Mon corps s’est contenté de s’animer entre des lignes que je n’ai pas tracées. » p.31 Son éditrice Clémence Balmer a lu « L’Anomalie » : « Ce n’est pas un roman, pas une confession, pas non plus une succession sans lien de phrases lumineuses ou de formules scintillantes. c’est un livre étrange, au rythme lancinant, qu’on ne peut lâcher (…) Un texte noir, sans distance, où même le persiflage est douloureux ». C’est de nouveau un personnage qui annonce le programme. Le 22 avril 2021, alors qu’elle a rendez-vous avec l’auteur, elle apprend que celui-ci s’est jeté par la fenêtre…
Les personnages
Les chapitres qui suivent présentent les personnages éponymes : Blake, père de famille et tueur à gage – Lucie, monteuse pour le cinéma, mère du petit Louis, amoureuse d’André, architecte – David et son frère Paul oncologue qui lui annonce une très mauvaise nouvelle – Lima et sa petite soeur Sophia Kleffman qui aurait voulu mettre sa grenouille « à l’abri des prédateurs » – Joanna Wasserman une avocate ambitieuse – Ugo Darchini, alias Slimboy, star de l’afro rap R&B – les scientifiques Adrian et Meredith qui doivent absolument répondre au téléphone ce 24 juin 2021.
Tous sont liés au vol AF006 Paris-New York qui, le 10 mars 2021, « au dessus de la nouvelle écosse, voit se dresser devant lui la barrière ouatée d’un immense cumulonimbus ». Dans le chapitre « La plaisanterie » ( comment ne pas y voir un clin d’oeil au roman polyphonique de Milan Kundera) alors que le pilote demande la permission d’atterrir, les autorités américaines détournent l’avion vers une base secrète. On est donc en juin 2021. L’avion a décollé en mars. Les membres de l’équipage et les personnages sont confinés au secret dans un hangar.
II. La vie est un songe, dit-on
(24 juin-26 juin 2021)
L’ Anomalie … Nouvelle épigraphe : L’existence précède l’essence, et de pas mal, en plus. Dans le hangar, Victor Miesel observe attentivement les autres passagers. Il écrit et s’interroge. « Il s’abandonne à la fascination d’autres vies que la sienne. II voudrait en choisir une, trouver les mots justes pour raconter cette créature, et parvenir à croire qu’il s’en est approché assez pour ne pas la trahir. Puis passer à une autre. Et une autre. Trois personnages, sept, vingt ? Combien de récits simultanés un lecteur consentira-il à suivre ? » p.172
Autant de personnages qui donnent à Hervé Le Tellier la possibilité d’aborder les différent genres du roman et les différents styles qui leur sont associés : roman noir, roman d’amour, roman à thèse… Au sujet de Victor Miesel : « Ayant beaucoup lu, traduit, et trop de niaiseries derrière des joliesses, il trouve indécent d’imposer au monde une niaiserie de plus. Il s’en moque bien qu’une prose flamboyante jaillisse du seul ‘déplacement de la plume sur la page’, il n’est pas question qu’il ‘ferme les paupières pour garder les yeux ouverts’, ou qu’en ce lieu sans âme ‘il se dérobe au monde pour y graver son propre égarement’, et d’ailleurs, il se méfie des métaphores. » Or, « il sait malgré tout qu’il suffira que l’une de ses phrases soit plus intelligente que lui pour que ce miracle fasse de lui un écrivain. »
III. La chanson du néant
(après le 26 juin 2021)
Nouvelle épigraphe : « Aucun auteur n’écrivit le livre du lecteur, aucun lecteur ne lit le livre de l’auteur. Le point final, à la limite, peut leur être commun. » Un livre riche d’intertextualités, à relier, à délier, à découvrir. Le roman est fruit de l’OuLiPo (Ouvroir de Littérature Potentielle) dont Hervé Le Tellier est président depuis 2019
En 1960, Raymond Queneau et une dizaine de membres qui ont pour goût l’écriture et la science créent un véritable laboratoire de l’écriture, qui innove en proposant des contraintes d’écriture comme autant de jeux astucieux : supprimer une lettre d’un mot pour en faire un autre, l’exclure d’un texte tout entier (voir La disparition de Georges Perec qui exclut la lettre e de tout le roman), tirer un poème à partir de vers existants, en changer la ponctuation…
Il s’agit d’explorer les potentialités de la littérature, de la langue elle-même, et d’explorer sous de nouveaux angles les oeuvres littéraires du passé, de pratiquer le « plagiat par anticipation » : trouver les traces dans la littérature antérieure des formes et structures choisies comme des cadres de l’Oulipo.
L’humour est donc de mise et permanent entre les drames vécus par les passagers vol AF006 Paris-New York …
Hervé Le Tellier présente son roman L’ Anomalie :