Daraya, banlieue de Damas, 2011, la révolte gronde contre le régime syrien pour réclamer davantage de démocratie. Les autorités sont prêtes au pire pour faire taire cette soif de changements : bombardements aux barils d’explosifs, attaques au gaz chimique, privation de ressources... Daraya est encerclée. Il s'agit de l'étouffer, de la priver de vivres, de vivre, d'eau, de soins, de la réduire au sang. Pourtant, sous les bombes, de jeunes gens mettent tout en oeuvre pour bâtir une bibliothèque clandestine.
"Ecrire, c'est recoller les bouts de vérité pour faire entendre l'absurdité."
Pendant quatre ans, Ahmad, Abou el-Ezz, Omar, Shadi… et tant d’autres exhument des milliers de livre ensevelis sous les décombres et les rassemblent dans la Bibliothèque secrète de Daraya… La journaliste Delphine Minoui raconte leur histoire dans un livre Les Passeurs de livres de Daraya (ed. seuil) 2017 et contribue avec ces jeunes passeurs à affronter l’horreur avec les mots.
C’est en octobre 2015 que Delphine Minoui découvre sur la page Facebook « Humans of Syria » une photographie de jeunes Syriens qui posent devant des rayonnages dans la « bibliothèque secrète de Daraya ». La journaliste, basée à Istanbul, grand reporter au Figaro, a alors le sentiment d’être tombée sur un « morceau de puzzle ». Un puzzle qui fait sens au milieu de l’enfer syrien et qu’elle doit reconstituer. Pour cela, elle décide de contacter les jeunes gens sur Facebook et par Skype. Très vite, ils se livrent. Ils racontent la guerre qui les meurtrit, l’horreur de la répression et comment ils en sont venus à créer une bibliothèque au coeur du chaos.
Delphine Minoui sait que rassembler ces témoignages peut permettre de dire la réalité des victimes, permettre aussi d’ouvrir un chemin d’espoirs. Alors elle décide de donner forme aux récits de ces jeunes, improvisés bibliothécaires, conservateurs, garants de la culture. Cela ne va pas sans interrogations : Comment raconter la vérité d’un lieu où l’on ne se trouve pas ? Comment dire ce ce qu’on ne voit pas, ce qu’on ne vit pas ? Comment ne pas tomber dans le travers de la désinformation ou de la manipulation ? Au delà des ouvrages qu’ils feuillettent, quel projet politique ou religieux, ces jeunes portent-ils ?* La menace du fanatisme n’est jamais loin.
Pour répondre à ces questions, Delphine Minoui voudrait se rendre à Daraya mais c’est impossible. « Faut-il pour autant enterrer cette histoire à cause d’un rideau de fer imposé par la force ? » La réponse lui paraît évidente : « Ouvrir les yeux sur une ville qui se donne à voir à travers un ordinateur c’est prendre le risque d’écorcher la réalité. Fermer les yeux, c’est la condamner au silence. »* Puis elle conclut : « Écrire, c’est recoller les bouts de vérité pour faire entendre l’absurdité.« * Elle écrira ce livre. Il le faut. C’est son récit qui reconstituera l’espérance que porte le projet de ces jeunes Syriens.
Résister en créant une bibliothèque sous les bombes : la bibliothèque de Daraya
Ahmad est l’un des premiers à raconter la ville assiégée, les immeubles éventrés, les enterrements, les hôpitaux dévastés, les corps démembrés… Il n’aime pas lire. Seulement, lorsque ses amis l’appellent pour les aider à sauver des livres ensevelis sous les décombres, quelque chose frissonne en lui. Ahmad prend un livre entre ses mains et découvre au plus profond de son être un nouveau souffle de liberté. Et puis les autres suivent.
En un mois, la collecte atteint les quinze mille exemplaires. Les jeunes gens construisent donc des rayonnages dans une cave et classent les livres par thème et par ordre alphabétique dans ce qui devient la bibliothèque clandestine de Daraya.
L’acte de lire devient leur acte de résistance. Il ne s’agit pas de piller, mais bien de protéger : protéger la pensée libre, la poésie, le jugement éclairé… ; les jeunes gens prennent soin de noter sur chaque ouvrage le nom de son propriétaire pour le lui rendre le temps venu.
Qui sont ces lecteurs ?
Il y a Abou el-Ezz qui a été blessé par des éclats de grenaille et qui s’en est sorti miraculeusement. Lui apprécie tout particulièrement les livres de Développement Personnel. Son préféré ? Les sept habitudes de ceux qui réalisent tout ce qu’ils entreprennent de Stephen Corvey et aussi L’Alchimiste de Paulo Coehlo. Par ailleurs, comme tous les autres lecteurs de la bibliothèque de Daraya, il lit et relit Al-Muqaddima (Le Livre des exemples) d’Ibn Khaldoun dans lequel l’historien tunisien du XIVè siècle questionne les destinées des dynasties arabes. Á travers sa webcam, Delphine Minoui recueille l’enthousiasme de ces nouveaux lecteurs qui, jusque là, pour la plupart d’entre eux, ne fréquentaient ni les bibliothèques, ni les librairies, et qui parlent désormais avec ferveur des poèmes d’amour de Nizar Kabbani, des textes du théologien Ibn Qayyim, du théâtre de Shakespeare et de Molière, de Proust et du Petit Prince de Saint Exupéry…
Il y a aussi Omar Abou Anas qui se destinait à une carrière d’ingénieur. C’est à présent un combattant décidé « La kalachnikov dans une main, un texte dans l’autre. »*
Les voix que Delphine Minoui écoute avec attention se mêlent au bruit des bombes et des déflagrations. « Inconsciemment, dans la pénombre de Daraya, Ahmad et ses amis portent en eux cet instinct de survie par la culture. Une bibliothérapie (voir Article) universelle, en temps de paix comme de guerre »*.
Écrire la bibliothèque de Daraya pour ne pas l'oublier, "pour ne pas les oublier"</p
Les jours passent. Á Daraya, la vie devient de plus en plus difficile, intenable… Pendant ce temps, le 13 novembre 2015, une nuit d’horreur s’abat sur la France. Ahmad écrit immédiatement à Delphine Minoui pour lui faire part de sa compassion, de son soutien, de leur tristesse à tous, eux qui vivent avec la mort chaque seconde. En décembre, la bibliothèque de Daraya est sévèrement touchée par un bombardement.
En février 2016, la journaliste découvre le visage poupin de Shadi. Shadi photographie et filme ce qu’il voit. Il envoie les vidéos. Dans le ciel, un hélicoptère apparait. Il est proche. Il lâche des barils. Une première détonation retentit. Puis une deuxième. L’image tremble et bascule. La caméra continue à filmer à travers les nuages. Il s’en est fallu de peu, mais Ahmad est indemne.
Quelques semaines plus tard, lui et ses amis, comme tous les civils rescapés sont sommés de quitter définitivement Daraya pour être envoyés à des centaines de kilomètres au nord du pays. Ahmad est grièvement blessé à la main. Dans la panique de l’exode, la communication est coupée. Dans ce silence, Delphine Minoui s’interroge : « En leur absence ce manuscrit a-t-il encore un sens ? Le roman a cet avantage que les récits n’ont pas : il s’aventure sur les chemins de l’imagination, en contournant l’autoroute du réel. (…) Mais passer à la fiction me semble à ce stade hors sujet. Le propre de cet ouvrage est justement de raconter la fragilité de l’instant. L’inscrire dans l’épaisseur du temps et de la mémoire. Collecter les traces – même infimes, et parfois intimes – de ce présent, trop vite condamné au passé (…) Écrire pour ne pas oublier. Pour ne pas les oublier. »*
L' auteure
*Toutes les citations sont extraites du livre de Delphine Minoui Les Passeurs de livres de Daraya
Une bibliothèque secrète en Syrie (ed. du Seuil 2017)
Delphine Minoui, journaliste, spécialiste du Moyen-Orient, reçoit le Prix Albert Londres en 2006 pour ses reportages en Iran et en Irak.
Elle est notamment l’auteure de :
Les Pintades à Téhéran (ed Jacob-Duvernet) 2009,
Tripoliwood (ed. Grasset) 2011 et de
Je vous écris de Téhéran (ed. Seuil) 2015.
En 2018, elle réalise avec Bruno Joucla le film documentaire : « Daraya, une bibliothèque sous les bombes » (voir Article).