Qui n'a jamais eu en tête cette image ? Celle de l'écrivain nécessairement torturé, en proie à la mélancolie, tourmenté par les affres de la création et errant dans ses nuits blanches ? Est-ce celle de Marie Darrieussecq qui, dans son dernier livre Pas Dormir, déclare : « Sur tous les continents, la littérature ne parle que de ça. Comme si écrire c’était ne pas dormir. Comme si la littérature était l’anagramme d’un lit raturé, d’un lit atterré, d’une lecture ratée au lit ...» ?

En pays d'insomnie littéraire

Ne nous y fions pas. Il ne s’agit pas ici de faire l’éloge de l’insomnie comme condition sine qua non du talent d’écrire. Si Marie Darrieussecq nous parle de l’insomnie dans Pas Dormir (ed. P.O.L) 2021, c’est pour la dépasser, à travers cet ouvrage dont elle dit qu’il «est le résultat de vingt ans de voyage et de panique dans les livres et dans (ses) nuits. » 

Le titre « Pas dormir » jongle, non sans malice, avec le champ lexical des livres de développement personnel. 

article Darrieussecq insomnie

Mais attention, le titre l’annonce tout de go « Pas dormir » et non « Comment retrouver le sommeil en 15 astuces ».

PAS DORMIR. PAS DORMIR ? PAS DORMIR ! 

Comme un verbe lancé dans un entêtement enfantin ?

Tant de conflits peuvent nous empêcher de dormir. Parce que l’on n’a pas la conscience tranquille… Ou inversement, parce que l’on a trop de conscience ? Parce que l’on est touché par un drame ? Alors, pourquoi certains parmi ceux qui ont été les plus sévèrement touchés par des événements traumatisants dorment-ils bien ? Dans ce cas, n’est-il pas indécent de ne pas dormir lorsque l’on n’a aucune bonne raison pour cela ? Y a-t-il une culpabilité de l’insomniaque ? Un insomniaque coupable ? Toutes ces questions, Marie Darrieussecq se les pose, le jour et la nuit car, en véritable insomniaque, elle ne souffre pas seulement de ne pas dormir mais est obsédée par le sommeil.

Vous l’aurez compris Pas dormir n’est pas un roman. Il s’agit d’un essai, un essai au sens le plus humaniste du terme, tel que le pratiquait Montaigne lorsqu’il écrivait « je suis moi même la matière de mon livre » (« Au lecteur » Essai III 1580). En effet, Marie Darrieussecq dresse ici son auto-portrait de grande insomniaque et il est bien possible que l’on s’y reconnaisse aussi. « Hélas ! Quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. » (Victor Hugo, préface des Contemplations, 1856). 

Or, Marie Darrieussecq n’a pas l’intention d’exprimer une plainte pour former une communauté de sans sommeil, non. L’auteure saisit ce mal, l’insomnie, le transforme en mots, le détache par le langage et l’expose comme motif littéraire. Une distance bienvenue qui permet l’humour et l’auto-dérision lorsqu’elle liste par exemple les nombreuses méthodes qu’elle a expérimentées pour trouver le sommeil : «j’ai tout essayé… les tisanes… l’acupuncture… l’ostéopathie crânienne… le yoga nidra… la méditation… le jeûne (alimentaire et numérique)… l’hypnose… la gravity blanket… la boite Morphée… »

Bibliothèque idéale

Ce voyage en pays d’insomnie littéraire nous donne de facto un précieux accès à une partie de la bibliothèque de l’auteure.


article Darrieussecq bibliothèque

Ainsi, les pages de nombreux écrivains tissent les fils du livre : celles de Virginia Woolf, de Marguerite Duras, de Marcel Proust (spécimen de clinophilie*), de Violette Leduc, de Georges Perec, Henri Michaux, Stefan Zweig et tant d’autres… 

Marie Darrieussecq cite notamment Kafka : « Par définition, l’écrivain est quelqu’un qui, plus que la moyenne, est troublé par une incertitude fondamentale quant à la cohérence de l’existence ou la réalité même d’un ordre nous permettant de parler avec certitude… – c’est ce que prétend l’écrivain insomniaque de Branches obscures, un roman de Frobenius. » Elle ajoute : « Plus que la moyenne, je ne sais pas. Que les mots adhèrent plus ou moins au monde, tout être parlant en fait l’expérience. Mais les écrivains ne cessent de se débattre avec ça, parce que leur matériau, c’est les mots. » On ne s’étonnera pas que le Journal de Kafka, l’auteur de La Métamorphose, soit le livre de chevet de l’auteure de Truismes (premier roman de Marie Darrieussecq, publié en 1996 à un million d’exemplaires et traduit dans de nombreuses langues).

Les écrivains, oui, ne cessent de s’interroger sur les fondements de l’acte d’écriture et Marie Darrieussecq a sa façon : « Pour écrire il ne faut pas vouloir écrire. On ne veut pas écrire, on écrit. D’une certaine façon le livre s’écrit malgré la volonté de l’écrire – il s’écrit dans l’écriture même, comme une échappée.  »

*clinophilie : trouble psychiatrique caractérisé par le refus de se lever, le besoin de rester couché étant une véritable addiction

 

écrire : voyager

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« Les Basques sont des voyageurs. Ils plient le monde sur lui-même et ça fait des ourlets, des profondeurs, des formes nouvelles. » écrit Marie Darrieussecq. L’auteure défend son appartenance au monde des écrivains voyageurs. Le livre Pas dormir est d’ailleurs illustré par un ensemble de photographies (qui lui donnent un peu l’allure d’un blog), des photographies qui représentent les nombreuses chambres d’hôtel dans lesquelles elle a séjourné (que l’on peut retrouver sur le site https://mariedarrieussecq.com).

En outre, elle se positionne en faveur de l’accueil de ceux qu’elle appelle des « voyageurs forcés » et non des « migrants » refusant la réduction dans un participe présent qui ne « pose » nulle part ces exilés. Ce sujet, elle l’aborde dans son roman La mer à l’envers (ed. Gallimard), 2019.

écrire : s'engager ?

Marie Darrieussecq insiste sur le fait qu’elle ne veut pas imposer une vérité à ses lecteurs, bien au contraire leur « laisser de l’espace » en soulevant des questions. Ne pas poser de « truismes » pour être libre de souligner la complexité des choses : voilà la raison pour laquelle elle ne se considère pas comme une écrivain engagée, même si ses engagements sont par ailleurs forts en tant que citoyenne. 

Cette façon d’écrire est présente dès son premier roman. Il y a en effet quelque chose d’un terrible dégoût dans Truismes. L‘histoire de cette jeune femme que les hommes déchirent est vomitive. L’histoire de toutes les différences piétinées. Bien avant « me too » et « balance ton porc », Marie Darrieussecq portait en 1996 l’authentique colère de la jeune fille qu’elle était et qui subissait au quotidien les harcèlements de rue dans sa vie parisienne. Elle jette alors sur le papier Truismes, l’histoire de cette femme qui peu à peu se transforme en truie. 

Marie Darrieussecq dit de ses personnages qu’ils ont tous « une forme de candeur, de maladresse » : « Ce sont des personnages qui ne savent pas très bien ce qui leur arrive. Les lecteurs eux comprennent ce qui se passe et ça donne un décalage qui fait que les lecteurs ont toujours un peu d’avance et ont la place de réfléchir… » Cette naïveté à la Candide (Voltaire) est paroxysmique chez la narratrice personnage de Truismes car celle-ci ne réalise même pas qu’elle se prostitue; elle subit les pires agressions avec une simplicité déconcertante. 

« L’insomnie : l’une des formes spiralées de l’angoisse »

article Darrieussecq angoisse

Pourquoi s’engager en littérature ? L’âpreté du réel aurait-elle tout recouvert ? Marie Darrieussecq répond : « Je n’ai pas le choix, le monde réclame un récit ». Il y a donc urgence. 

L’auteure livre dans la deuxième partie de Pas Dormir ses combats pour faire connaitre les conséquences de l’exposition in utero au Distilbène® et dénonce le mercantilisme des grands laboratoires pharmaceutiques. Elle en est elle-même une victime. Marie Darrieussecq questionne aussi notre relation à l’environnement et en particulier aux animaux qui méritent notre considération. « Ils ont des yeux qui nous regardent. »   

Dans les dernières lignes de Truismes, une phrase … : « Rien n’est meilleur que la terre chaude autour de soi quand on s’éveille le matin, l’odeur de son propre corps mélangée à l’odeur de l’humus, les premières bouchées que l’on prend sans même se lever, glands, châtaignes, tout ce qui a roulé dans la bauge sous les coups de patte des rêves. » C’était le temps où Marie Darrieussecq dormait bien, où elle n’était pas encore psychanalyste ni un grand écrivain et où pourtant elle donnait à voir ce que serait son oeuvre…

Dans Pas dormir, elle conclut : « Il faut terminer ce livre pour écrire les autres livres que j’ai dans ma tête et je modifie le plan sans cesse, je ne sais plus si (…) cette histoire de plan incliné, de plancher à la verticale, a un sens dans mon insomnie. »

Bibliographie

  •  Truismes (ed. P.O.L), 1996
  • Naissance des fantômes (id), 1998
  • Le Mal de mer, (id), 1999
  • Précisions sur les vagues, (id), 1999
  • Bref séjour chez les vivants (id), 2001
  • Le Bébé, (id), 2002
  • White, (id), 2003 
  • Le Pays, (id), 2005
  • Zoo, (id), 2006
  • Tom est mort, (id), 2007
  • Clèves, (id), 2011
  • Il faut beaucoup aimer les hommes, (id), 2013
  • Notre vie dans les forêts, (id), 2017
  • La Mer à l’envers, (id), 2019
  • Pas Dormir, (id), 2021
  • Rapport de police. Accusations de plagiat et autres modes de surveillance de la fiction, (id), 2010
  • Être ici est une splendeur. Vie de Paula M.Becker, (id), 2016

Pomme "Ceux qui rêvent"

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