Suite à l’interview de Eric Salvodelli, illustrateur du magnifique livre « Lignes de vie – Récits de Secours au Mont Blanc » écrit par André-Vianney Espinasse, publié en 2022 aux Editions Les Étages ep9- Secours en Montagne, avec Éric Salvodelli, lors duquel nous avons parlé de la montagne, des façons de raconter la montagne par le dessin… On continue de s’intéresser à la montagne. Ou plutôt au voyage transformateur qu’implique l’exploration des récits de montagne… La montagne et ses sommets… Comment les décrire ? Comment les mettre en récit ? Comment mettre en mots ou en images ce lien si singulier et indicible qui les relie à l’homme ?
La montagne : les exploits
Les récits de montagne sont intimement liés aux aventures des alpinistes, aux drames et aux énigmes qui jalonnent cette histoire de glaces et de piolets. Écrire ces histoires c’est les inscrire dans la mémoire des hommes. Elles deviennent épopées par leur dimension grandiose lorsque celui qui foule la montagne taquine les dieux. Elles se font mythes lorsqu’elles retracent les « premières ». Elles sont énigmes le plus souvent.
Les récits de montagne posent de nombreuses questions. Les plus mystérieuses de ces questions sont parfois factuelles. Quel est le premier homme à avoir atteint le plus haut sommet du monde à 8849 mètres, le Chomolungma en népalais, baptisé « Everest » en 1865 par les européens en l’honneur du géomètre Georges Everest ? Officiellement, il s’agit de Edmund Hillary et du sherpa Tenzing Norgay en 1953. Or, aujourd’hui encore, le mystère reste entier autour de l’ascension de George Mallory qui aurait pu réaliser cet exploit le premier.
En effet, le 8 juin 1924, l’alpiniste britannique entreprend l’ascension du « toit du monde », avec son compagnon Sandy Irvine. Dans son sac, un appareil photo pour immortaliser l’exploit. Plus tard, un autre membre de l’expédition, Noel Odell, resté au camp, les aperçoit dans la phase finale avant qu’ils ne disparaissent dans les nuages. Mallory et Irvine ne reviendront jamais. Ont-ils atteint ou non le sommet avant l’accident qui leur a coûté la vie ? On l’ignore encore, bien que le corps de Mallory ait été retrouvé en 1999.
C’est l’alpiniste américain Conrad Anker qui découvre sur une pente de l’Everest le cadavre de Mallory conservé par les glaces. Aucune trace de l’appareil photo.
Récit de la découverte du corps de Georges Mallory par Conrad Anker (attention images du cadavre qui peuvent choquées) :
Écrire la montagne : "Le Sommet des dieux" (le roman)
Le romancier japonais Baku Yumemakura imagine, bien avant que celle-ci soit effective, la découverte du cadavre de Mallory. Cependant, contrairement à ce qui s’est passé dans la réalité, l’auteur base son intrigue sur la découverte du fameux appareil photo, cet appareil qui aurait pu donner la preuve que Mallory fut le premier à fouler l’Everest. Aussi, Baku Yumemakura fait-il du Kodak Vest Pocket de Mallory le point de de départ de son roman : Le Sommet des dieux.
L’histoire commence lorsque Fukumachi, un jeune photographe, découvre dans une taverne de Katmandou ce qui semble être le mythique appareil entre les mains d’un inconnu. Fukumachi part alors à la recherche de l’appareil, ce qui le met sur la trace d’un alpiniste de renom, aussi talentueux que taciturne : Habu Jôji. Pour construire ce personnage, Yumemakura s’est inspiré des exploits de plusieurs alpinistes japonais dont Masaru Morita. Il reprendra notamment un épisode lors duquel Morita, après avoir dévissé dans les Grandes Jorasses, parvient malgré une jambe et un bras cassés à remonter la paroi à l’aide d’un seul bras et à la force de ses dents.
Écrire la montagne : "Le Sommet des dieux" (le manga)
Au début des années 2000, Yumemakura confie l’adaptation de son roman au mangaka* Jirô Taniguchi (déjà connu en France pour Quartier Lointain). Le Sommet des dieux, version manga, rencontre alors un immense succès. Ainsi, les 5 tomes (Prix du dessin du festival d’Angoulême en 2005) gagnent leur rang au coeur de la littérature de montagne et Habu Jôji fait sa place auprès des héros qui jalonnent les récits de l’alpinisme et de l’himalayisme.
Les récits de montagne livrent non seulement des expériences mais également des quêtes qui semblent souvent dépasser l’humain. Or, Le Sommet des dieux s’inscrit dans cette lignée en superposant les quêtes de sens. Fukamachi cherche la vérité, sur Mallory au départ, mais aussi sur à sa propre vie qui prend une nouvelle direction en découvrant progressivement les complexités de l’existence d’Habu Jôji. Il veut le retrouver, persuadé que Habu a découvert le corps de Mallory et qu’il continue donc à grimper malgré son renoncement officiel.
Fukamachi retrace la vie d’Habu et découvre à quel point celui-ci, depuis son plus jeune âge, ne regarde rien d’autre que les sommets. Hanté, obsédé par les « premières », Habu avait dû gagner le respect à force de volonté et puis l’accident, celui dont on ne se remet pas, celui qui coûte la vie à celui qui nous est cher… Ensuite, le renoncement et l’isolement quelque part dans l’Himalaya…
Fukamachi retrouvera Habu et le suivra car Habu doit accomplir un dernier exploit : gravir l’Everest par la mythique face sud ouest, en solitaire et en hiver… Fukamachi veut être celui qui immortalisera l’exploit par l’image. Il est prêt à aller au bout de lui-même pour cela. Reste cette question : qu’est devenu l’appareil de Mallory ? Et est-ce là le plus important ? Les dessins de Jirô Taniguchi immerge le lecteur au coeur de ces montagnes qui soulèvent les questions fondamentales du sens de nos vies.
*mangaka : auteur .e de Manga, bande dessinée japonaise qui a la particularité de se lire de droite à gauche
Écrire la montagne : "Le Sommet des dieux" (le film d'animation)
L‘adaptation cinématographique, sortie en septembre 2021, met particulièrement en valeur le photographe Fukamachi. Elle souligne l’abnégation de ces héros de l’ombre qui tiennent appareils photo et caméras dans des positions et à des altitudes impossibles. Excellents alpinistes, ils s’oublient dans l’exploit qu’ils sont eux-mêmes en train de réaliser pour faire les images et immortaliser les instants.
En 2013, Taniguchi cède les droits d’adaptation à Jean Charles Ostero. Le producteur s’entoure alors de la scénariste Magali Pouzol et de Patrick Imbert, dessinateur, pour réaliser l’adaptation cinématographique du manga. Le type d’animation choisie, à mi-chemin entre 2D et 3D, fait le choix du réalisme afin de représenter au mieux la nature toute puissante. Un soin tout particulier est accordé à la bande son qui restitue le vent, les craquements de la montagne, le souffle des hommes… afin d’immerger totalement le spectateur dans la puissance de la montagne. Taniguchi, décédé en 2017, ne verra pas le résultat final sorti en septembre 2021 dans les salles.
L’histoire de Habu et Fukumachi, comme tous les récits de l’alpinisme et de l’himalayisme, tient dans ce déplacement des hiérarchies ordinaires : en montagne, la mort est acceptée et détachée… Atteindre les sommets dépasse les question de vie ou de mort…
Habu dans le Manga (tome 4) dit : « Un alpiniste gravit les montagnes. C’est pour ça qu’il existe. Il ne grimpe pas pour mourir. » La dernière phrase du film semble résonner en écho : « Gravir un sommet n’est pas une fin en soi, mais une étape, une étape vers ce qu’il y a de plus haut. »
L'auteur : Jirô Taniguchi
Jirô Taniguchi (1947-2017) débute dans la bande dessinée en 1970 avec Un Été desséché. Ses productions sont multiples : fresques historiques, polars, adaptations littéraires et récits intimistes… Taniguchi connait le succès en Europe, en 1992, avec L’homme qui marche, un récit voué aux plaisirs de la promenade.
Mais c’est Quartier lointain qui connaît un véritable succès en 2003.Le manga relate l’histoire d’un quadragénaire à la vie réglée qui, malgré lui, monte dans un train qui le conduit jusqu’à la tombe de sa mère disparue précocement vingt ans plus tôt. Soudain, Hiroshi se retrouve dans son corps d’adolescent de 14 ans, juste avant que son père ne quitte sans un mot la maison et abandonne à jamais sa famille. Hiroshi revit les quelques mois qui précèdent cette disparition dans son corps d’enfant mais avec son expérience d’adulte jusqu’à s’interroger sur sa capacité à changer le cours des événements… Le manga reçoit le prix du meilleur scénario au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême en 2003 et sera adaptée au cinéma en 2010 par le réalisateur belge Sam Garbarski.
Les éditions Casterman ont également publié entre autres : Le Journal de mon père, La Montagne magique, Le Gourmet solitaire… Dans un premier temps, l’éditeur choisit de publier les albums, non pas dans le sens de lecture japonais, mais de gauche à droite. Aujourd’hui que les lecteurs ont l’habitude de la lecture de droite à gauche, tous les mangas respectent le sens de lecture initiale.
La montagne : comment l'écrire ?
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Piste à suivre
François Damilano alpiniste, auteur et cinéaste français, déclare : « Il y a de l’urgence dans l’alpinisme… C’est à la fois une activité glorifiée et une réalité violente. Il y a donc urgence dans la manière d’écrire qui demande de la précision et de la véracité. »*
Voici l’une des raisons pour lesquelles les dessins de Taniguchi sont d’une grande sobriété. En effet, comment écrire la montagne, si ce n’est avec l’humilité qu’elle exige ? Cette sobriété n’est pas pauvreté, bien au contraire, Taniguchi donne aux détails toute leur force de signification. Il apporte un soin méticuleux à tous les décors. La précision des points de vue permet au lecteur de vivre la force des émotions dans une justesse qui rend cette urgence de l’instant en montagne palpable.
*Propos recueillis sur https://franceculture.fr/emissions/la-conversation-scientifique/ecrire-la-montagne.